vendredi 16 mars 2007

les compositeurs russes sous l'oppression soviétique



la Révolution socialiste éclate en Octobre 1917 en Russie.


C'est l'avènement de la dictature du prolétariat. Le chaos s'installe et durera 70 ans, touchant durement les musiciens russes. Le destin de Chostakovitch, Prokofiev, Miaskovski, et de beaucoup d'autres s'en trouvera profondément modifié...



Dès les premiers symptomes de la Révolution, tous les arts, peinture, musique, littérature, vont être contrôlés. Les artistes ne peuvent que se soumettre au régime dont le mot d'ordre est: obéir ou se taire, or, se taire, en musique, c'est ne plus exister.
La Révolution s'ajoutant à la 1ère Guerre Mondiale, tout devient difficile, Lénine affirme que "la grande masse de l'intelligentsia de l'ancienne Russie est directement opposée au régime des Soviets".

Certains musiciens choisissent l'exil: Stravinsky, Rachmaninov, Glazounov...perdant tout. Rachmaninov a dit:"En quittant la Russie, j'ai laissé derrière moi l'envie de composer. En perdant mon pays, je me suis perdu moi-même. Dans cet exil, loin de mes racines et de mes traditions, je ne trouve plus l'envie de m'exprimer".

Prokofiev, lui, est au coeur d'une controverse esthétique. En 1916, un journaliste éreinte la "Suite scythe", la décrivant comme "un salmigondis de bruits atroces..." alors que la représentation avait été annulée pour cause de guerre. En 1918, il quitte la Russie "pour avoir un peu d'air frais", malgré le soutien de Lounatcharski, premier Commissaire du peuple à l'Instruction publique. Il reviendra de temps en temps, pour quelques concerts que les critiques accueillent mal, jusqu'à son retour définitif en 1936.

La Suite Scythe de Prokofiev par le philarmonique de Rotterdam sous la baguette de Gergiev.

En 1923 se crée l'ARMP (Association Russe des Musiciens Prolétariens).
"Toute la musicographie soviétique resta durant 70 ans imprégnée de ce besoin de justification socio-politique et doctrinale des oeuvres musicales. Pour rendre les choses encore plus explicites, on alla jusqu'à rebaptiser les opéras: "La Tosca" devient "Le combat pour la commune...".
Avec le 10ème anniversaire de la Révolution d'Octobre, on voit apparaître les premiers Opéras soviétiques, caricaturant le capitalisme et exaltant le communisme toujours victorieux.

A cette occasion, on entend un jeune compositeur, Dimitri Chostakovitch, qui présente, 18 mois après sa "1ère Symphonie" (qui l'a rendu célèbre), une 2ème Symphonie "Octobre".
Tribut pompeux d'un artiste soumis à un régime qui entre dans la période la plus noire, celle de la terreur, de la disparition des libertés des condamnations arbitraires.
C'est avec son premier opéra, "Le nez", d'après Gogol, que Chostakovitch subit les semonces d'un Parti qui ne cessera plus de le harceler, le désavouant puis l'encensant, le condamnant puis lui remettant des prix prestigieux. Créée à Leningrad en 1930, cette oeuvre satirique, est un immense succès populaire. Attaqué par les critiques comme le pur produit d'une bourgeoisie décadente, l'opéra est vite retiré de l'affiche. Un journal publie que "le nez tout entier est un ouvrage destructeur, un scandale assez bien fichu...qui suscite la panique sur toute la ligne du front musico-théâtral et barre ainsi la voie à l'édification d'un opéra soviétique". Chostakovitch est consterné. La nervosité et le surmenage auront raison de lui. "Le nez" tombe dans l'oubli. Beaucoup de temps passera avant que cette oeuvre géniale ne soit appréciée à sa juste valeur.
A la fin de l'année 1929, Prokofiev revient en URSS pour faire donner un nouveau ballet, "Le Pas d'Acier". Mais, suite à un examen de l'ARMP, la partition est retirée de l'affiche pendant les répétitions: "Dans la scène intitulée "l'Usine", est-ce une usine capitaliste qui est dépeinte, où l'ouvrier est un escalve, ou est-ce une usine soviétique, où l'ouvrier est le maître? Et si c'est une usine soviétique, quand et où Prokofiev en a-t-il vu une, étant donné que, de 1918 à l'heure présente, il a vécu à l'étranger, n'étant venu ici pour la première fois qu'en 1927 pour seulement 15 jours? Cette question concerne la politique, pas la musique, et je n'y répondrai pas". Les critiques se déchaînent alors, considérant la musique de Prokofiev, écrite à l'étranger, comme la production musicale d'un fasciste, et son ballet comme "une mystification antisoviétique, contre-révolutionnaire et fasciste". Ecoeuré, Prokofiev repart aux Etats-Unis.

Chostakovitch envisage de composer une symphonie "De Marx à nos jours", mais il préfère s'atteler à un nouvel opéra.
En 1932, Staline restructure les organisations artistiques, l'ARMP est dissoute et remplacée par l'Union des Compositeurs dont les membres sont Khrennikov, Miaskovski et Katchaturian.

Prokofiev, Chostakovitch et Katchaturian

En 1934, Chostakovitch fait donner une oeuvre reconnue parmi les plus importantes du XXème siècle. "Lady Macbeth du district de Mzensk". L'opéra est soutenu par la presse, le public lui réserve un accueil délirant, les confrères l'admirent. Pendant deux ans, alors que l'opéra est monté partout, Chostakovitch reprend espoir...jusqu'en 1936, date à laquelle Staline assiste à une représentation. Quelques jours après, un article de la Pravda titré "le chaos remplace la musique" anéantit des espérances: "il est difficile de suivre cette musique, il est impossible de la mémoriser...tout cela est grossier, primitif, vulgaire. La musique glousse, vrombit, halète, souffle, pour représenter avec réalisme les scènes d'amour...cette Lady Macbeth est appréciée par les publics bourgeois à l'étranger.Si le public bourgeois l'applaudit, n'est-ce pas parce que cet opéra est absolument apolitique et confus? "
L'article n'est pas signé: il reflète donc l'opinion du Parti ou de l'appareil d'Etat. Une option dangereuse qui annonce souvent l'annonce de poursuites et fait planer la menace d'une arrestation, d'une déportation ou même d'une condamnation à mort.
un extrait de "Lady Macbeth" (ou The Hamlet Suite): "la mort de Hamlet"
Chostakovitch, ennemi du peuple à l'attitude anti-socialiste va alors connaître la terreur telle qu'elle est vécue à la fin des années 30 par tous les soviétiques: les accusations infondées, l'attente angoissante des rafles nocturnes. Autour de lui, Gorki meurt étrangement, le poète Mandelstam est assassiné. Isaak Babel est fusillé en prison, les compositeurs Mossolov et Popov sont arrêtés comme beaucoup d'artistes. Le metteur en scène Meyerhold, ami de Chostakovitch, est fusillé en 1940 et sa femme assassinée à coups de couteau...
Staline épargnera pourtant Chostakovitch, nul ne sait pourquoi: sans doute simplement parce qu'il adorait jouer au chat et à la souris avec ses victimes...
Malgré sa peur, Chostakovitch compose toujours, "et s'ils me coupent les deux mains, je tiendrai ma plume entre les dents et je continuerai à écrire de la musique."
Sa "Cinquième Symphonie", jouée fin 1937, contribue à sa réhabilitation.
(écouter ci-dessous)

Il obtient une place de professeur au Conservatoire de Leningrad et reçoit le prix Staline en 1941 pour son "Quintette avec Piano" (100 000 roubles qu'il distribuera à tous ses amis) et le gagne de nouveau en 1942, pour sa "Septième Symphonie". Il est alors considéré comme le plus grand compositeur soviétique.

Pendant cette période tragique, Prokofiev décide de revenir au pays et de rompre avec l'Occident. Une des premières oeuvres qu'il fait monter à son retour est le Ballet "Roméo et Juliette". Déjà se posent les premiers problèmes: les danseurs n'apprécient pas les changements de rythme, et puis l'histoire est trop triste...En URSS, un tel drame est impensable. On suggère donc à Prokofiev, qui n'en fera rien, de réécrire une fin, où Roméo sauverait Juliette in extremis!

Enfin, en 1943, il remporte le prix Staline pour sa "Septième Sonate pour piano" et reçoit le titre d'Artiste du Peuple en 1947.
Pendant la guerre, les musiciens sont plus actifs que jamais et la victoire les rend optimistes.
Ce grand élan est coupé net par Jdanov en 1948.
Staline avait confié à Jdanov le contrôle de l'idéologie et des activités culturelles. C'est l'opéra d'un inconnu, Vano Mouradelli, qui déclenche la foudre. Lors d'une réunion du Comité Central, Jdanov reproche à cette oeuvre d'être "formaliste", par opposition au "réalisme". Bientôt, le formalisme est associé à "décadent" et à "bourgeois", et de nombreux compositeurs sont à leur tour accusés. Jdanov, dans une résolution de Février 1948, les condamne sans appel, décrétant qu' "il s'est formé une brèche importante dans les fondations mêmes de la musique soviétique...Dans l'Union des Compositeurs, le rôle dirigeant est joué aujourd'hui par un groupe limité de compositeurs. Il s'agit des camarades Chostakovitch, Prokofiev, Miaskovski, Katachaturian, Popev et Chebaline. Nous admettrons que ces camarades sont les principales figures dirigeantes de la tendance formaliste en musique et cette tendance est totalement fausse...
La musique qui est inintelligible au peuple lui est inutile".
A la suite de cette déclaration, Katchaturian doit démissionner de la présidence de l'Union des Compositeurs. Prokofiev, dont la santé décline, s'humilie par une lettre dans laquelle il fait amende honorable, Miaskovski achève péniblement son ultime symphonie avant de mourir, Chostakovitch perd sa fonction de professeur (il ne retrouvera un poste qu'en 1961). Même son fils, alors âgé de 10 ans, doit le condamner publiquement lors d'un examen de l'école de musique.
Les oeuvres de tous les compositeurs accusés sont mises à l'index et il ne faut plus écrire que de la "musique pour le peuple". Après avoir semé la désolation et la ruine, Jdanov décède fin 1948, et les hommes qu'il a placés à la tête de l'Union des Compositeurs, Assafiev et Khrennikov, poursuivent fidèlement sa politique.
Le 5 mars 1953, Staline meurt, et - à quelques heures d'intervalles, Prokofiev le suit dans la tombe. Le dégel peut commencer. La même année, la "Pravda" en donne les premiers signes, affirmant que "façonner tout l'art sur un seul modèle, c'est oblitérer l'individualité et priver l'artiste de toute expérimentation créatrice. Il importe d'encourager les nouveaux départs en art, d'étudier le style individuel de l'artiste, d'explorer hardiment les chemins nouveaux".
En 1958, le décret historique de 1948 est officiellement abrogé. Chostakovitch est réhabilité , prend des fonctions honorifiques, doit adhérer au Parti et meurt célébrissime en 1975.
Une nouvelle génération de compositeurs feront leurs armes sous Khrouchtchev et Brejnev, pendant une période qui oscillera longtemps entre enfermement et dégel: Edison Denisov, Alfred Schnittke, Galina Oustvolskaïa, Rodion Chédrine, Sofia Goubaïdoulina...
Les plus grands leur avaient ouvert les portes de la liberté, souvent au péril de leur art et de leur vie.
(dossier emprunté au magazine "Pianiste")

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