vendredi 16 mars 2007

Les Compositeurs Russes

Le répertoire Russe de la musique pour Piano n'a trouvé son identité propre qu'à partir du milieu du XIXème siècle, époque du Romantisme. Il a été fortement influencé par l'Europe, et le nationalisme musical mis en lumière par de nombreux compositeurs.
En Russie la musique existe déjà, bien évidemment, mais elle est encore sous influence.

(La vie musicale de la Russie jusqu'au règne de Pierre le Grand est paralysée par les anathèmes dont l'eglise orthodoxe accable les instrumentistes et les chanteurs considérés comme des messagers de Satan. L'archevêque Cyrille II considère l'invasion des Tartares comme un châtiment divin tombé sur un peuple trop dévoué à la musique. Une condamnation ecclésiastique s'abat au XVIe siècle sur toute la musique profane et, au XVIIe siècle, fait brûler publiquement les instruments de musique . Cependant au XVIIIe siècle la musique fait son retour grâce aux Italiens et finit par intéresser la famille impériale au répertoire lyrique, qui leur confie la direction des théâtres et l'enseignement de la musique. Les Français les rejoindront à la fin du XVIIIe siècle, avec Monsigny et Philidor. La musique populaire Russe s'infiltre à nouveau dans les concerts, et sur l'initiative de la grande Catherine, des chorales se consacrent à sa diffusion. Le goût du folklore s'étend à la danse, et, au début du XIXe siècle, l'art musical Russe se trouve enfin en possession de ses moyens d'expression essentiels.)

La venue en Russie du compositeur John Field (l'inventeur du nocturne), qui s'y installe en 1803 comme professeur et concertiste, et y meurt en 1837 va laisser une marque profonde sur la musique du pays. Ses nocturnes et ses concertos remportent un franc succès.


Field Nocturne par Justine Verdier

D'autre part il va enseigner Mikhaïl Glinka (1804-1857), considéré comme le "père" de la musique russe. Celui-ci va affirmer ses tendances nationalistes à travers des oeuvres comme "Vie pour le Tsar" (1836) ou "Rouslan et Ludmila" (1842) d'après Pouchkine, mais aussi une petite pièce pour piano, "Polka Russe" qui montre le passage entre les références occidentales et le caractère national.

Suivront le Groupe des Cinq ( plutôt nationalistes) et Piotr Tchaïkovski (1840-1893, plutôt occidentaliste) mais il serait réducteur de ne considérer que ces deux partis.
Mili Balakirev (1837-1910) est aussi un personnage central de la vie musicale russe de cette période. Encore étudiant (études scientifiques), il présente à Glinka une "Fantaisie" sur l'oeuvre "Une vie pour le Tsar", qui l'encourage à poursuivre! Pour le piano il livrera la brillante fantaisie orientale "Islamey" (dada des jeunes participants aux concours de virtuosité), qui n'égale pourtant pas d'autres pièces comme la "Sonate en Si bémol" de 1905 ou les "Chants populaires russes" pour piano à 4 mains. Je vous poste quand même la vidéo d' "Islamey", interprétée par un jeune virtuose de 14 ans, Dimitri Sgouros en 1984. J'aime bien son interprétation, plus détendue, moins précipitée, que ce que l'on peut entendre en général, le thème est plus aisément perceptible.




A partir de 1856, apparaît donc, autour de Balakirev, le Groupe des Cinq constitué de César Cui (1835-1918), Modeste Moussorgski (1839-1881), puis Borodine (1834-1887), et enfin Nicolaï Rimski-Korsakov (1844-1908). Tous ces musiciens sont amateurs, et bien que Balakirev soutienne qu'il faut se mettre à composer sans avoir fait d'études préalables, ils ne resteront pas tous des amateurs.
Borodine est chimiste et médecin. Il partage sa vie entre science et art. Il n'a pas l'ambition de créer un style nouveau. Il écrit "Le Prince Igor" (contenant les fameuses "danses polovtsiennes") dans la tradition italienne. Son poème symphonique "Dans les steppes de l'Asie centrale", musique au parfum russe caractéristique. Dommage que son travail ne lui ait pas laissé assez de temps pour achever ses oeuvres.
Rimski Korsakov abandonne l'uniforme pour se consacrer à la musique, entreprend des études musicales, il écrira des oeuvres pour la scène, (opéra "La pskovitaine")des poèmes symphoniques ("Sadko", "Schéhérazade"), et de la musique de chambre.

En ce qui concerne la musique de piano, le compositeur le plus notable est Moussorgski:

il possède un langage personnel parfois incorrect mais très musical, avec des trouvailles harmoniques novatrices. Il est le pionnier du réalisme et du pathétique populaires. Il s'intéresse aux souffrances des humbles, ce qui donne à sa musique une vérité humaine bouleversante. Le chant est son mode d'expression préféré, mais on note aussi le tableau symphonique "Une nuit sur le mont chauve". On dit volontiers qu'il a influencé Ravel et Debussy. C'est en prenant les éléments les plus solides de son style dans les modes ecclésiastiques et les chants populaires de son pays qu'il a composé des oeuvres que tous aiment et comprennent sans effort.
L'oeuvre marquante pour le Piano est "Les tableaux d'une exposition", en 1874, en hommage au peintre Hartmann, un de ses amis disparu en 1873. Dans ses "Tableaux" règne une fabuleuse invention sonore, une forme d' "orchestration pianistique". Le piano y est exploité dans tout son potentiel expressif, conférant à sa musique une puissante force d'évocation. Ce cycle, lointainement inspiré des toiles du peintre, comporte des épisodes brillants, mais il se présente surtout comme un voyage intérieur. La galerie "visitée" est d'abord l'expression de sa subjectivité. C'est une méditation musicale sur l'énergie de la vie et la révolte face à la mort.
Ici un extrait, le début des "Tableaux..." interprété par Evgenyi Kissin, pianiste russe.



si vous voulez voir les autres parties, voici le lien

Sa musique diffère radicalement de celle de Tchaïkovski. Celui-ci a reçu une éducation musicale au Conservatoire de Saint-Petersbourg, et reste très attaché à la musique occidentale, notamment à celle de Mozart. Son talent d'orchestrateur s'épanouit mieux dans le Ballet, l'opéra, la Symphonie, ou le concerto que dans la musique de piano solo, où l'on sent l'empreinte profonde de la musique allemande (schumann). Artiste hypersensible et un peu névrosé, il fut défendu par des artistes russes beaucoup plus modernes (Stravinsky, Diaghilev), peut-être y voyant des éléments slaves de qualité qui échappa à des oreilles étrangères. De lui on retient la "Symphonie Pathétique", les Ballets (Casse-Noisettes, le Lac des Cygnes, la Belle au Bois Dormant). Des opéras ("La Dame de Pique"), les Concertos pour Piano.

Après la disparition des membres du Groupe des Cinq, apparaissent deux compositeurs majeurs, Alexander Scriabine (1872) et Serge Rachmaninov ((1873), mais aussi Nicolaï Medtner(1880-1951) et Anatole Liadov (1855-1914), influencé par Chopin, dont on retiendra les "Morceaux" op 10 et 11, ou les deux "Mazurkas" op 15.
Alexandre Glazounov (1865-1936) opère la synthèse entre le Groupe des Cinq et l'influence allemande. son poème symphonique, "Stenka Razine", a fait le tour du monde.


Rachmaninov et Scriabine sont des virtuoses formés par Nicolaï Zverev. Rachmaninov compose son Concerto pour Piano n°1 en 1892 à Moscou, Scriabine termine en 1896 ses Préludes op 11. Nourries de romantisme, et de Chopin en particulier, leurs routes vont se séparer en 1903.
A partir de là, Scriabine va soumettre le piano à des choix harmoniques et une écriture pianistique nouveaux. Avec la 7ème, la 10ème sonates ou le poème "Vers la flamme", le piano devient trop petit pour renfermer tout ce que le compositeur a à transmettre.
Malheureusement une septicémie emporte le compositeur en 1915. "Je n' apporte pas la vérité, mais la liberté", disait-il. Kun Woo Paik, l'un des plus grands pianistes scriabiniens, remarque: "La musique de Scriabine est porteuse d'une force originelle qui nous place face à nous-mêmes. Angélisme et satanisme s'y mêlent et la rendent profondément fascinante".
Voici donc le poème op72 "vers la flamme" de Scriabine interprété par Vladimir Horowitz, morceau d'une extrême modernité écrit en partie sur 3 portées, dont lui-même dit "si je ne m'évanouis pas, çà va.."



Le Scriabine des dernières oeuvres deviendra l'emblème de l'avant-garde Russe, laissant la perspective post-romantique de Rachmaninov loin derrière elles! Cependant il faut se garder de comparer, les deux étant des représentants en puissance de l'âme russe.
L'auteur des "Etudes-Tableaux" est sans doute plus accessible, mais ils se rejoignent de par leur destin commun d'exilés après la révolution bolchevique, et
l'originalité de leur invention rythmique alliée à un art du timbre étonnant.

Le jeune Serge Prokofiev (1891-1953), influencé par eux, laisse toutefois percevoir un tempérament caustique et iconoclaste, à travers les "Etudes" op2 de 1909, les "Pieces" op3 et 4 (1907), et surtout les "Concertos" n°1 et 2" (1912-13).
Installé en Occident entre 1918 et 1936, il ne participera pas à la période d'effervescence culturelle qui suit la chute du régime tsariste jusqu'à la chape de plomb de la période Stalinienne.
Voici une de mes pièces préférées, le 2ème mouvement du 2ème concerto pour piano de Prokofiev interprété par Nikolaï Lugansky (BBC Proms, 2006)




Igor Stravinski (1882-1971), autre compositeur exilé loin de son pays par des événements politiques, s'en tiendra à une scolaire "Sonate en Fa dièse mineur" (1904) et à quelques pièces comme les "quatre études", "Ragtime Music", "Circus Polka", jusqu'à la "Sonate" en 1924, oeuvre la plus intéressante, avec la transcription des 3 mouvements de "Petrouschka"dont voici un extrait ("chez Petrouchka") interprété par le pianiste Sokolov.


Le domaine d'expression naturel de Stravinsky étant la musique d'orchestre, cette oeuvre est par conséquent la plus aboutie du répertoire.

Sur ce point il rejoint un autre compositeur, Dimitri Chostakovitch (1906-1975). Immense pianiste, son répertoire pour piano n'a pourtant jamais égalé son oeuvre pour orchestre. Bien que les "Préludes" op 34, le 1er Concerto op 35, ou les "Préludes et Fugues" op 87 de 1951, que Keith Jarrett a joués en concert, soient honorables, elles n'égalent pas le reste de sa musique, la 10ème symphonie, "Lady Macbeth", ou le 13ème Quatuor.

Idem pour Aram Katchaturian (1903-1978), lui aussi plus doué pour l'orchestration, mais dont le triptyque des "Sonates de guerre"(entre 39 et 44) déploie une violence et un effroi dantesques au moyen d'une virtuosité redoutable. Dans ces oeuvres, le compositeur, nourri du traumatisme de la guerre, est allé au bout de lui-même et des possibilités de son instrument préféré.

Dans chaque chef d'oeuvre du piano Russe, qu'il cultive le lyrisme le plus passionné (Tchaïkovski, Rachmaninov), la vérité dramatique la plus extrême (Moussorgski), le mysticisme le plus vibrant (Scriabine), on retrouve toujours cette sensation d'aboutissement des idées musicales, avec une écriture synonyme de relief et de flamboiement...

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